Le maître d’amour
1/
Assis à l’entrée de leur cabane, Matt et Scott regardaient Croc Blanc.
Weedon Scott était ingénieur à la mine, Matt était son maître d’attelage. C’est lui qui conduisait le traineau et s’occupait des chiens.
Depuis deux semaines, Crox-Blanc était attaché près de la maison. Ses blessures avaient guéri mais le loup se montrait très sauvage.
Le loup tirait de toutes ses forces sur sa chaîne, le poil hérissé, grondant et aboyant vers les chiens de Matt. Ses chiens avaient essayé d’attaquer le jeune loup, mais ils avaient reçu des coups de bâton et ils avaient compris qu’il ne fallait pas s’approcher.
« C’est un loup, dit Scott, nous ne pourrons jamais l’apprivoiser.
– Ce n’est pas sûr, j’ai l’impression qu’il a déjà été apprivoisé, et qu’il y a du chien en lui, répondit Matt.
– C’est impossible, il est complètement sauvage !
– Mais non, regardez : il y a des traces de lanières sur sa poitrine, dit Matt. Cela veut dire qu’il a déjà tiré un traîneau !
– Ah ! Tu as raison Matt, il a du être attelé avant d’arriver chez Beauty Smith.
– Alors il devrait pouvoir recommencer à tirer un traineau.
– Oh non, c’est impossible ! Cela fait deux semaines que je l’ai acheté et il est de plus en plus sauvage !
– Laisse – moi essayer ! »
Matt prit un bâton et s’approcha de Croc Blanc. Le chien loup le regarda. Il surveillait surtout le bâton. L’homme le détacha et recula. Croc Blanc fut très surpris d’être libre. Il fit quelques pas en direction de Matt et fut aussi surpris de ne pas recevoir des coups de bâton.
« Pauvre bête, je vais lui chercher de la viande, dit Scott. »
Il lui lança un beau morceau de viande rouge, mais un chien se jeta dessus.
« Major, viens ici ! hurla Matt »
C’était trop tard. Croc Blanc avait attaqué le chien et lui avait déchiré la gorge.
Matt s’approcha du loup avec son bâton mais il fut mordu aussi à la jambe.
Scott dit alors :
« Tu vois, il n’y a rien à faire avec ce loup. C’est un vrai diable, et tu voudrais qu’il devienne doux comme un agneau… Tuons le !
-Attends, il a tué ce chien qui voulait lui prendre son repas ! Laissons-lui encore une chance !
Scott répondit qu’il voulait bien essayer encore, il s’approcha de Croc Blanc en lui parlant doucement.
Croc Blanc se méfiait. Il venait de tuer un chien et il s’attendait à être de nouveau battu. Scott s’approcha encore de lui et il essaya de le caresser. Le chien loup gronda, la main s’approcha encore, alors il mordit la main.
Scott hurla de douleur.
Matt alla chercher une carabine :
« Tu avais raison. Il faut le tuer.
– Non ! Non ! Tu as dit qu’il fallait lui laisser une chance. Tu as vu comme il te regarde ? Il reconnaît une arme. Laissons lui encore du temps.
– D’accord, cet animal a l’air très intelligent, nous n’avons pas le droit de le tuer.
2/
Les deux hommes laissèrent Croc Blanc libre pendant toute la journée.
Le lendemain, quand Scott vint le voir, le chien loup pensa qu’il allait être battu pour lui avoir mordu la main. Il se mit à gronder. Mais il vit que Scott n’avait ni arme, ni bâton, ni corde. Et Scott s’assit à quelques mètres de lui !
L’homme se mit à parler. Il avait une voix douce qui attirait Croc Blanc.
L’homme parla longtemps pendant que le loup écoutait. Puis il alla chercher un morceau de viande rouge et la donna à Croc Blanc.
Croc Blanc se méfiait, il avait toujours peur de recevoir des coups. Mais il s’approcha doucement de la viande et la mangea.
Puis Scott se remit à parler d’une voix douce et il approcha sa main pour essayer de le caresser. Croc Blanc gronda un peu. La main lui faisait peur, mais la voix le rassurait.
Il ne savait pas s’il devait fuir, attaquer, ou accepter la caresse. Ses poils se hérissèrent. Quand la main le toucha, il s’aplatit sur le sol en tremblant. Il comprenait qu’on ne le frappait pas et se laissa caresser en grondant.
A ce moment, Matt arriva :
« Ça alors ! s’écria-t-il. »
En entendant sa voix, le jeune loup fit un bond en arrière et gronda en montrant les crocs.
Scott se rapprocha de lui et se remit à le caresser. Croc Blanc ne bougea pas, mais il se tenait prêt à fuir.
Il acceptait Scott pour nouveau maître. Une nouvelle vie commençait pour Croc Blanc.
Il avait connu la vie sauvage quand il était petit, l’esclavage avec Castor-Gris, et Beauty Smith ne lui avait apprit que la haine et la rage.
Maintenant Scott, avec sa douceur et sa patience, allait lui apprendre l’amour.
Il avait souvent obéi aux hommes, mais il ne les avait encore jamais aimés. Il se mit à aimer petit à petit son nouveau maître.
Il était toujours libre, il aurait pu partir et retrouver une vie sauvage, mais il préférait rester avec Scott. En échange de sa protection, il gardait sa cabane. Il apprit à reconnaître les amis de Scott et les voleurs.
Croc Blanc aimait de plus en plus les caresses de son maître. Quand sa main le touchait, il grondait toujours parce que c’était la seule chose qu’il savait faire avec sa gorge.
Scott savait que ces grondements n’étaient pas méchants.
Le loup était de plus en plus joyeux quand son maître était près de lui.
Quand l’homme s’éloignait, il était malheureux et inquiet.
Il pouvait attendre pendant des heures sur le seuil de la cabane.
3/
Ainsi Croc Blanc avait découvert l’amour.
Son maître Scott était un vrai maître, un maître d’amour. Il se sentait près de lui comme une fleur au soleil. Mais il ne savait pas montrer son amour.
Il avait toujours été solitaire et presque sauvage, aussi il ne jappait jamais quand il voyait arriver Scott, il ne bondissait jamais autour de lui comme les autres chiens.
Croc Blanc s’habituait peu à peu à sa nouvelle vie.
Quand il comprit que son maître voulait qu’il obéisse à Matt, il se laissa atteler à un traîneau avec d’autres chiens.
Au bout de quelque temps, Croc Blanc fut placé en tête et devint le chef des chiens de traineau. Matt reconnut que c’était le meilleur chien d’attelage qu’il n’avait jamais eu.
A la fin du printemps, Scott partit travailler dans une autre ville : Circle.
Ce fut très dur pour Croc Blanc qui resta à la cabane. Il ne voulait plus bouger.
Il restait là, jour et nuit, inquiet et malheureux, à attendre le retour de son maître.
Matt ne pouvait rien faire pour lui expliquer ou pour le consoler.
Il finit par écrire une lettre à Scott :
Le loup ne veut plus travailler. Il ne veut plus se nourrir non plus. Rien ne l’intéresse. Les autres chiens le battent et il ne se défend même pas. Je crois qu’il veut se laisser mourir car tu es parti.
Finalement, Scott décida de rentrer à Dawson. Il arriva la nuit. Croc Blanc était allongé près du poêle. Il ne bondit pas vers son maître mais il remuait la queue. C’était sa façon de montrer qu’il était heureux de le revoir.
Scott le caressa longuement et pour la première fois, le chien loup se frotta contre lui. Scott avait les larmes aux yeux.
Quelques jours plus tard, Beauty Smith essaya de venir voler Croc Blanc. Mais celui-ci rentra dans une rage folle. Si son maître n’était pas arrivé, il aurait tué le méchant petit homme.
4/
Quelques semaines plus tard, Scott devait repartir travailler dans une grande ville du Sud : San Francisco.
Croc Blanc avait remarqué que quelque chose se préparait. Il voyait son maître préparer ses bagages. Il se traînait toujours derrière lui en gémissant.
« Il comprend que tu vas partir, dit Matt.
_ Je ne vais quand même pas l’emmener en Californie !
_ C’est bien ce qu’il espère : que tu l’emmènes avec toi.
_ Tu sais bien que c’est impossible ! Il est trop sauvage, il tuerait tous les chiens de la région ! Je ne pourrai pas le garder.
_ Bien sûr mais…
_ Mais quoi ? cria Scott.
_ Et bien….
_ Ah ! Ne m’énerve pas ! Je sais très bien ce que je dois faire ! »
La veille du départ, Croc Blanc ne mangea rien et il hurla comme si son maître était mort.
Le lendemain, il se colla aux jambes de son maître en gémissant.
Au moment de partir, Scott s’assit à côté de lui et lui dit :
« Je te comprends, mon loup. Mais je ne peux vraiment pas t’emmener là où je vais. Je suis obligé de te laisser ici. Allez, disons nous adieu…. »
Croc Blanc se blottissait contre son maître.
Soudain, on entendit la sirène du bateau.
Les deux hommes enfermèrent le loup dans la cabane et allèrent sur le quai.
Ils entendaient Croc Blanc hurler et gémir.
« Soigne le bien, dit Scott à Matt. Et écris-moi pour me dire comment il va. »
Au moment de dire au revoir à son ami, il aperçut Croc Blanc sur le quai !
« Regarde ! Tu avais bien fermé les portes ?
_Il saigne. Il a dû casser la vitre de la fenêtre. »
Scott s’approcha du loup et lui posa la main sur la tête.
La sirène du bateau annonça le départ.
« Adieu Matt. Finalement, tu n’auras pas besoin de m’écrire pour Croc Blanc, il vient avec moi.
_Quoi ? Tu vas l’emmener ?
_Oui, c’est moi qui t’écrirai pour te donner de ses nouvelles !
_ Tu es fou ! Il ne supportera pas la chaleur avec sa fourrure !
Pense à lui couper ses poils ! »
Scott monta dans le bateau avec son loup.
Puis la sirène retentit encore, et le bateau s’éloigna du quai avec ses nombreux voyageurs et un loup.